Description
Un Sens de Lecture, Un Langage Autonome
L’histoire de l’art abstrait est essentiellement une histoire d’autonomie de langage pictural. L’absence proclamée de sujet – au sens de « thème » – décloisonne l’art et le libère de son objectif de captation de la réalité. Appelée à devenir une forme artistique non mimétique, la peinture abstraite devient un échange universel et spirituel, une transmission d’âme à âme, d’une création pure substituée à l’imitation du monde matériel. Le regard que l’on pose – et non plus l’intention esthétique – mène vers l’abstraction.
Au-delà d’un mouvement ou d’une discipline, l’art abstrait ouvre la voie de la modernité. La vie quotidienne au début du XXème siècle est bouleversée par les avancées technologiques et par les remises en question des schémas sociaux ; dans ce contexte, une série de courants artistiques font leur apparition sur la scène artistique et contorsionnent radicalement l’espace pictural. Qu’ils soient impressionnistes, fauves, expressionnistes, cubistes ou surréalistes, les artistes luttent contre le matérialisme du XIXème siècle, espérant trouver un nouvel élan tourné vers l’avenir. Pour cela, ils s’affranchissent des enseignements académiques et traditionnels en proposant des œuvres inspirées, venues d’ailleurs.
L’abstraction se pense alors comme un espoir pictural, une élocution visuelle de formes et de couleurs.
Lorsque l’Art Moderne côtoie l’Abstraction
L’art s’éloigne de la réalité et du monde des apparences. Il instaure un basculement radical à l’encontre de la ressemblance et illustre ce qui n’est pas ordinaire, ce qui échappe à toute vérité, ce qui dépasse l’entendement.
Sous différentes formes – émotionnelles, plastiques, esthétiques, symboliques ou spirituelles – la peinture abstraite est telle un nouveau discours qui oppose les valeurs de liberté, de rêve et de désir à l’ordre social et moral établi. Inspiré des études psychanalytiques de Sigmund Freud (1856-1939), l’art moderne cherche à révéler les mécanismes de l’inconscient et à déstabiliser la perception visuelle par la voie d’un art onirique et inattendu.
En somme, l’art sans objet révolutionne le début du XXème siècle ; les formes non identifiées, les figures géométriques, la décomposition du sujet en multiples plans aux couleurs exacerbées chassent de la toile les personnages et les sujets reconnaissables du monde réel.
Du Figuratif à l’Abstraction
Le philosophe allemand et historien de l’art Wilhelm Worringer (1885-1965) évoque en 1908 dans son livre Abstraktion und Einfühlung (1) « cet instinct primordial qui tend vers l’abstraction pure comme la seule possibilité de repos au sein de la confusion et de l’obscurité du monde imagé et qui crée, à partir de soi, par une nécessité instinctive, l’abstraction géométrique ».
L’abstraction, tel un achèvement des révolutions les plus significatives du XXème siècle, domine l’effervescence artistique durant la décennie 1910 et se généralise à toute l’Europe puis aux Etats-Unis. La théorie de l’art pour l’art du XIXème siècle, puis l’académisme du signifié – le sujet – ont déjà été rejetés par les impressionnistes ; si l’art survit et se renouvelle, ne serait-ce-t-il pas grâce à une transgression perpétuelle du langage plastique ?
Au début du siècle dernier, Munich devient l’un des principaux centres de rencontre des avant-gardes artistiques. Wassily Kandinsky (1866-1944) quitte sa Russie natale en 1896 et se fixe à Munich où il sera considéré comme l’inspirateur du mouvement expressionniste. Il cristallise les aspirations vers l’abstraction apparue en Russie chez Kasimir Malevitch (1879-1935), et en Europe chez Francis Picabia (1879-1953), lequel réalise sa première aquarelle abstraite Caoutchouc en 1909. Quant à Kandinsky il exécute sa Première Aquarelle Abstraite en 1910.
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Malevitch est l’un des pionniers de l’art géométrique abstrait. Il fonde le suprématisme en 1913, inspiré par les idées du futurisme (2) et du cubisme.
Le suprématisme se diffuse en Allemagne, en particulier dans la production artistique du Bauhaus (3), laquelle suscite l’intérêt d’un grand nombre d’artistes d’avant-garde de toute l’Europe, parmi lesquels Johannes Itten, Wassily Kandinsky, Paul Klee, Oskar Schlemmer et Marcel Breuer.
Evoluant du cubisme à un langage rigoureusement géométrique, le suprématisme de Malevitch libère l’expérience sensorielle de la réalité pour créer une peinture pure, basée sur des principes mathématiques, des formes abstraites et des figures géométriques.
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La production suprématiste met au premier plan l’autonomie de la conception mentale au détriment des aspects techniques de l’œuvre. L’élément suprématiste par excellence est le carré, mêlé à d’autres figures géométriques comme le rectangle, le triangle, le cercle ou la croix, remplis de couleurs fortes et lisses telles que le rouge, l’orange, le bleu, le jaune et l’ocre, ajoutées au noir et blanc.
« Actuellement, le chemin de l’homme est à travers l’espace. Le suprématisme est le feu de circulation de la couleur dans l’illimité. J’ai ouvert le puits de lumière bleu des limites de couleur, pénétré le blanc ; j’ai navigué aux côtés de mes collègues pilotes dans cet espace sans fin. La mer blanche libre s’étend jusqu’à vos pieds… Dans le vaste espace du repos cosmique, j’ai atteint le monde blanc de l’absence d’objets, qui est la manifestation de rien… L’expérience pure du monde sans objet, l’homme est revenu à l’unité originel en communion avec le tout, l’art libéré du poids des objets. »
Kasimir Malevitch – Le Suprématisme ou le Monde sans objet, 1915.
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Malevitch, de même que Kandinsky, expriment la volonté de travailler l’abstraction des formes, déterminée par le concept de nécessité intérieure et intuitive. Kandinsky choisit des titres non référentiels pour ses tableaux – Impressions, Improvisations, Compositions – dans lesquels il met en cause les limites de la représentation par le choix de formats ovales, carrés, triangulaires ou rectangulaires, largement explorés chez les cubistes, les premiers « révolutionnaires » de la forme.
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Parallèlement, le constructivisme naît en Russie au début du XXème siècle. Comme le suprématisme, il proclame une construction géométrique de l’espace, en utilisant des cercles, des rectangles et des lignes droites, sur les bases du cubisme et du futurisme. Le peintre russe Alexander Rodtchenko (1891-1956) et l’un des fondateurs de ce courant.
Le Manifeste du Constructivisme écrit en 1920 par les frères Anton Pevsner (1884-1962) et Naum Gabo (1890-1977) pose le fondement de ce projet, qui ne résulte d’aucun programme esthétique clairement défini, raison pour laquelle le terme peut être alloué à certaines œuvres plus modernes.
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Jusqu’en 1910, les artistes d’avant-garde explorent l’art non figuratif même si leurs œuvres sont toujours centrées sur un sujet, si difficile à discerner soit-il.
Les idées du futurisme et du cubisme inspirent les courants abstraits du début du siècle, car elles s’épanouissent à une époque où se développent les automobiles, les avions, le cinéma et la photographie ; l’essor de cette dernière joue un rôle capital : grâce à elle, la peinture s’émancipe de son rôle traditionnel – la reproduction des personnes, des lieux et des objets de manière réaliste – tout en explorant les nouvelles façons d’appréhender les sujets, sous différents angles à la fois, comme le fait si bien le cycliste futuriste du peintre italien Umberto Boccioni (1882-1916) et le Le Fumeur cubiste de l’artiste espagnol Juan Gris (1887-1927).
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A ses débuts, le cubisme ne concerne que le travail de Pablo Picasso (1881-1973) et de Georges Braque (1882-1963). Puis vers 1911, il obtient un franc succès auprès des artistes progressistes de Paris, dont Juan Gris, Marcel Duchamp, Fernand Léger, Robert et Sonia Delaunay ainsi que Jean Metzinger. Dès lors, il se diffuse dans le monde entier et pose les fondements d’un art moderne qui ne tarde pas à inspirer les artistes contemporains.
« Dans l’élaboration du nouveau style, leurs apports à l’un [Picasso] et à l’autre [Braque] furent étroitement entremêlés. »
Daniel-Henry Kahnweiler (1884-1979) – Marchand d’art & critique, extrait de L’Ascension du cubisme, 1920.
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La Révolution par la Forme
En 1907, Pablo Picasso dévoile ce que l’histoire de l’art considère comme le premier tableau cubiste, Les Demoiselles d’Avignon. Son sujet, inspiré d’un bordel, est aussi peu conventionnel que son style radical. Le critique d’art Louis Vauxcelles (1870-1943) baptise le genre par hasard, lorsqu’il utilise les termes « cubes » et « bizarreries cubiques » aux expositions de 1908 et 1909.
Guillaume Apollinaire (1880-1918), André Derain (1880-1954), Henri Matisse (1869-1954) et même Georges Braque (1882-1963) rejettent l’œuvre la considérant comme une plaisanterie.
Il faut plus de trente ans au monde de l’art pour accepter cette toile qui pose les grandes lignes du cubisme et qui influence presque tous les grands mouvements artistiques du XXème siècle.
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Le cubisme se développe à Paris durant les deux premières décennies du siècle sous l’égide de Pablo Picasso et de Georges Braque. Tous deux sont fascinés par le style plat et abstrait des dernières œuvres du peintre français Paul Cézanne (1839-1906).
Cézanne discerne dans la nature des formes géométriques simples – sphères, cônes ou cylindres ; une rétrospective de son œuvre au Salon d’Automne de 1907 donne une impulsion décisive au courant.
Les cubistes reprennent l’idée chère à Cézanne, selon laquelle l’art n’est pas une copie de la nature, mais existe en parallèle de celle-ci. Le mouvement est également influencé par l’art africain, comme en témoignent les visages des Demoiselles d’Avignon et les tons terreux qui dominent les premières œuvres cubistes.
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Picasso et Braque s’engagent dans des recherches similaires et sont reconnus comme chefs conjoints du mouvement. Leur étroite collaboration inspire à Braque la comparaison des deux alpinistes : encordés ensemble, ils s’aident mutuellement à gravir la montagne.
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Le cubisme connaît trois phases : cézannienne de 1907 à 1909, analytique de 1910 à 1912, et synthétique de 1913 à 1914. Les deux peintres réalisent les premiers tableaux du cubisme analytique : ces œuvres cherchent à comprendre non seulement la manière dont l’œil capte une image, mais aussi comment l’esprit l’analyse. Les artistes décomposent le monde en ses structures avant de le recréer. La vision du monde qui en résulte est inédite : leurs images aux tons gris, noirs, bleus, verts et ocres, présentent une vue complexe et multiple d’un objet réduit à un chevauchement de plans opaques ou transparents.
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Bien que le cubisme ait été méprisé par la plupart des critiques, mal accueilli par un public qui n’était pas prêt à tant d’innovation, le style influencera aussi bien les ready-made (4) que la peinture abstraite. Qu’il s’agisse de l’abstraction de Piet Mondrian (1872-1944), du constructivisme russe, du suprématisme de Kasimir Malevitch (1879-1935), ou du futurisme – en rivalité avec le cubisme – tous sont redevables des innovations initialement mises en place par Braque et par Picasso.
Michel Moreno & Le Manifeste du Syntho-Chromisme
Michel Moreno est né en 1945 d’une mère normande et d’un père espagnol. Il étudie à l’école d’Art et Technique de Paris. Dès ses premières toiles, il émacie et allonge ses personnages dans un style qu’il qualifie lui-même « d’expressionniste misérabiliste ».
Guidé par ses inspirations, il étudie la lumière liée à la couleur, et il expose sa réflexion dans son Manifeste du Syntho-Chromisme en 1976. Il calque l’effervescence de la vie sur la couleur, où celle-ci se distingue lorsqu’elle devient lumière. Pour Michel Moreno, tant que les couleurs et les formes s’enlacent, elles tendent vers l’intensité.
« Le but est d’atteindre le point où la lumière se crée, celui où les couleurs naissent et vont se confondre pour devenir lumière. Il s’agit de peindre de couleur en couleur, en gardant toujours la même intensité. Que les couleurs et les formes s’entremêlent ! Ce qui compte désormais n’est autre que d’exprimer l’effervescence de la vie, c’est-à-dire la lumière à travers les choses. »
Michel Moreno – Manifeste du Syntho-Chromisme, 1976.
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Si Moreno a le don de célébrer la couleur et la lumière dans ses compositions, le jazz de la Nouvelle-Orléans – qu’il affectionne tout particulièrement – inspire bon nombre de ses œuvres qu’il rythme de violoncelles, de pianos et de guitares.
Complètement libérée du monde de la réalité, la peinture de Moreno est telle celle de Malevitch, elle est « un accord de rythmes qui se matérialisent dans l’espace de la toile, tout comme une phrase musicale se déroule dans le temps ». La proximité de l’art et de la musique est également une idée commune à Kandinsky et à Piet Mondrian.
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Son œuvre singulière lui vaut de nombreuses expositions en France, en Chine et aux Etats-Unis, ainsi que la reconnaissance du public et de la presse spécialisée. Parmi ses collectionneurs dans le monde entier, Michel Moreno séduit le marchand d’art français Oscar Ghez (1905-1998), fondateur du Musée Le Petit Palais de Genève.
Composition Syntho-Chromisme
Si les formes arrondies et les triangles composent l’essentiel de l’œuvre, l’artiste privilégie l’interaction par un affrontement de couleurs vives. La présence irradiante de grands traits et le jeu de superposition mettent en relief la profondeur et le dynamisme : distinctement définies par les effets de lignes, les formes semblent mouvantes ; elles s’agrandissent ou se rétrécissent selon la perception du spectateur.
La domination évidente du triangle et du cercle stabilise le regard par la confrontation de ces deux formes. L’une projette la géométrie, quand l’autre s’arrondit. Petites, courbées, irrégulières, les figures s’entrelacent et rendent l’œuvre profondément plastique.
Michel Moreno recherche la perfection à travers l’équilibre et le mouvement des lignes : les diagonales s’opposent pour donner une impression de verticalité et d’élévation, quand les formes se répondent par des aplats de couleurs.
Telle une musique des yeux, la toile semble travailler ses gammes. Elle chante sur tous les tons du syntho-chromisme pour « jouer » de l’abstraction géométrique. La symphonie est réussie…
Composition Syntho-Chromisme ne rappelle aucune forme concrète ni naturelle. Le titre participe à cette volonté de se libérer de la réalité. Ni paysage, ni nature morte, l’œuvre existe graphiquement.
Inspiration
Par sa composition, l’œuvre de Moreno réunit à elle-seule le suprématisme de Malevitch, l’esthétisme informel de Kandinsky et la déconstruction cubiste de Braque.
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Notes :
1- Abstraction et Intuition, 1908.
2- Le futurisme est un mouvement littéraire et artistique européen qui se développe de 1909 à 1920, qui rejette la tradition esthétique et exalte le monde moderne, en particulier la civilisation urbaine, les machines et la vitesse.
3- « La Staatliches Bauhaus » est une école d’architecture et d’arts appliqués fondée en 1919 à Weimar en Allemagne par l’architecte allemand Walter Gropius (1883-1969). Par extension, Bauhaus désigne un courant artistique concernant l’architecture, le design, la modernité, mais également la photographie, le costume et la danse. Ce mouvement pose les bases de la modernité et de l’art européen de l’entre-deux-guerres.
4- Dans l’histoire de l’art, un ready-made se réfère à une expérience spécifique initiée par Marcel Duchamp (1887-1968) dans laquelle un artiste s’approprie un objet, le privant de sa fonction utilitaire. Il lui ajoute un titre, une date, éventuellement une inscription et opère sur lui une manipulation – retournement, suspension, fixation au sol ou au mur – avant de le présenter dans un lieu culturel où le statut d’œuvre d’art lui est alors conféré.
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