Description
Histoire de Gravure
Les hommes ont depuis toujours cherché le meilleur moyen de conserver leurs dessins et leurs écrits, qu’il s’agisse de la roche, de tablettes en argile ou de papyrus. Tandis que les Romains relient des planches de bois recouvertes de cire, puis des feuilles de parchemin, les premiers livres apparaissent durant les premiers siècles de notre ère.
En Asie, les Chinois impriment dès le Ier siècle des illustrations et des images sur des tissus, bien avant d’imprimer des textes. Ils considèrent le papyrus trop fragile et le vélin trop cher comme surfaces d’impression ; seul le papier est estimé plus résistant et bon marché. L’invention du papier et l’expansion du bouddhisme favorisent le développement de l’imprimerie en Chine. Dès lors, ils pratiquent la gravure sur bois, puis la gravure de caractères métalliques mobiles apparaît au Xème siècle.
En Occident, les premières gravures datent du début du XVème siècle. Elles surviennent en même temps que l’imprimerie comme procédé d’impression en relief. La technique de gravure sur bois ou en taille d’épargne est utilisée en Allemagne, permettant par la suite la diffusion du savoir, des idées et des arts dans toute l’Europe.
Histoire de Technique
Après avoir dessiné le sujet sur une planche, le graveur évide les blancs du dessin au canif, puis à la gouge (2) ou au butavant (3), ne laissant que les traits apparents. Les surfaces saillantes sont ensuite encrées, puis appliquées sur une feuille de papier et soumises à l’action d’une presse. Dans ce procédé, le dessinateur et le graveur sont souvent deux personnes différentes, l’un étant le créateur, l’autre l’artisan ; l’imprimeur n’intervient qu’en bout de chaîne.
Le graveur allemand Albrecht Dürer (1471-1528) apprend cette technique dans l’atelier de Michael Wolgemut (4). Progressivement, Dürer élève cette technique encore primitive – qui se limite jusqu’alors à la simple illustration des livres – au rang d’un art majeur. Créateur d’un nouveau style, il exécute lui-même le travail de la taille.
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« L’art d’Albrecht Dürer marque l’apogée de la peinture à la sortie du Moyen-Age. Sa maîtrise absolue du dessin rigoureux et d’une coloration sensuelle fascinent aujourd’hui comme de son temps. »
Klaus Ahrens et John Berger – Albrecht Dürer : Aquarelles et Dessins, 1994.
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La gravure sur cuivre, plus récente, est issue de l’orfèvrerie. L’art de la gravure sur cuivre est né au cours des années 1430 dans la région du Haut-Rhin. Dürer, fils d’orfèvre, est le premier à la pratiquer à Nuremberg. Contrairement à la gravure sur bois, le procédé d’impression de la gravure sur cuivre est « en creux ». Le dessin est incisé sur une plaque de cuivre, puis encré et essuyé ; l’encre ne subsiste que dans les sillons formés par les tailles. La plaque est alors imprimée sur un papier humide au moyen d’une presse. Le papier, assoupli par l’eau, se gaufre et s’imprègne de l’encre au fond des tailles. Le trait est imprimé en léger relief. Une seule et même personne exécute toutes les opérations, du dessin préparatoire à l’impression.
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Quant à la technique de la pointe sèche, elle est une étape vers l’élaboration de la gravure à l’eau-forte apparue en 1510.
Une plaque de métal est griffée superficiellement à l’aide d’une pointe effilée. La plaque est recouverte d’un vernis protecteur, puis le dessin est tracé à la pointe, dégageant le métal à l’endroit du trait. La plaque est alors plongée dans un bain d’acide – l’eau-forte – qui creuse les traits non protégés par le vernis, puis encrée et imprimée. A l’origine, les premières eaux-fortes sont gravées sur fer et non sur cuivre. Le résultat donne un effet davantage dessiné.
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Les premiers graveurs ne signent pas leurs créations et bon nombre d’entre elles demeurent anonymes ; les historiens ont dû les nommer d’après leur style ou d’après le titre de leurs œuvres principales. Progressivement, les artistes se sont mis à signer de leur monogramme.
Mordecaï Moreh
Mordecaï Moreh est un peintre graveur franco-israélien d’origine irakienne. Il est né à Bagdad en 1937 dans une famille juive aisée. Il passe son enfance en Irak avant de rejoindre Israël à l’âge de 14 ans, contraint par l’antisémitisme de la Seconde Guerre Mondiale.
A Jérusalem, le jeune Mordecaï commence ses études artistiques à l’Ecole des Beaux-Arts de Bezalel ; il y découvre la gravure – plus particulièrement l’eau-forte – puis il poursuit son enseignement à l’Académie des Beaux-Arts de Florence, où il s’enthousiasme pour la Renaissance italienne.
Néanmoins, Mordecaï ne sent pas aligné avec l’expressionnisme enseigné par des professeurs d’origine allemande. Pour causes, il est un imaginatif, bien plus proche du surréalisme que de l’académisme.
Repéré par une galeriste de Jérusalem, Mordecaï participe à sa première exposition personnelle en 1960. Il présente ses tableaux, ses eaux-fortes et ses gravures sur bois, lesquels rencontrent un vrai succès.
En 1962, l’artiste s’installe définitivement à Paris où il étudie pendant cinq ans à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts. Durant cette période créative et inspirée, Mordecaï réalise ses plus belles pointes sèches et eaux-fortes.
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Habité par une quête spirituelle – marquée par l’histoire du peuple juif – Mordecaï Moreh cherche un sens à l’existence à travers ses lectures – Nietzsche, Tagore (5), les Bouddhistes – dans lesquelles il découvre la notion d’universalité de Dieu. D’une manière manichéenne, il oppose deux mondes : celui du quotidien – sombre, ennuyeux et sans espoir – à celui de la création – exaltante et sacrée. Et lorsqu’il représente des animaux sauvages, blessés, crucifiés ou torturés, il ne fait que dénoncer la barbarie des hommes…
En gravure, sa technique favorite est la pointe sèche. En peinture, il utilise la technique mixte et peint à la manière des grands maîtres, a tempera (6), accumulant plusieurs couches de peinture à l’huile.
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« Mes tableaux sont des visions qui s’imposent à moi. Elles font même plus que s’imposer, elles m’envahissent et me possèdent comme des forces contraignantes inévitables. » (7)
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Si le thème de prédilection de l’artiste est la représentation des animaux, son univers fantastique est teinté d’humour lorsqu’il s’agit de petites créatures, teinté de mystère lorsqu’il s’agit d’une bête sauvage…
Le Rhinocéros, Un Cadeau Royal
Le rhinocéros est un paradoxe et nous enseigne que rien n’est ce qu’il paraît être.
Connu pour être agressif, il est en réalité passif et oisif dans son espace naturel. L’agilité, la solidarité, la sagesse, la liberté, la stabilité, la gratitude, la longévité, la croissance, la paix mentale et la perception sensorielle symbolisent cette créature solide, dotée d’un grand pouvoir.
Dans la culture occidentale, le rhinocéros est une bête mythique ; connu grâce aux érudits et aux auteurs anciens, il est bien souvent confondu avec le légendaire « monocéros », autrement dit la licorne.
« Dans les mêmes jeux on montra aussi le rhinocéros qui porte une corne sur le nez ; on en a vu souvent depuis : c’est le second ennemi naturel de l’éléphant. Il aiguise sa corne contre les rochers, et se prépare ainsi au combat, cherchant surtout à atteindre le ventre, qu’il sait être la partie la plus vulnérable. Il est aussi long que l’éléphant ; il a les jambes beaucoup plus courtes, et la couleur du buis. » (8)
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Au XVIème siècle, le sultan de Cambay (9) refuse au gouverneur portugais le droit de construire un port sur l’île de Diu (10). Pour ne pas créer d’adversité, le sultan offre deux cadeaux prestigieux aux Portugais, un fauteuil incrusté d’ivoires et un rhinocéros. Un tel animal n’avait pas été vu en Europe depuis les descriptions encyclopédiques de Pline l’Ancien…
Poemetto de Giovanni Giacomo Penni décrit l’arrivée sensationnelle de l’animal à Lisbonne.
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Quelques jours plus tard, le roi du Portugal Manuel Ier fait défiler la bête aux côtés d’autres animaux exotiques dans les rues de Lisbonne ; les curieux accourent à la parade et au combat organisé contre un éléphant – puisque d’après les Anciens, l’éléphant et le rhinocéros sont pires ennemis. Le combat fut vain, l’éléphant se réfugie dans son enclos tandis que le rhinocéros est déclaré vainqueur.
L’illustration du poème de Penni Le Rhinocéros à Lisbonne inspirera d’autres dessins, notamment ceux d’Hans Burgkmair (1473-1531) et d’Albrecht Dürer, plus tard celui de Moreh.
Lait de Vierge
L’art animalier est très présent dans l’œuvre de Mordecaï Moreh et pour causes…
En 1961, lors d’un premier séjour à Paris, Mordecaï visite les zoos pour faire des esquisses d’animaux.
Il les étudie, les dessine et les représente, notamment dans une série d’eaux-fortes, dont Small Bison, Vulture et Saint Sebastian.
A Florence, le rhinocéros est historiquement emblématique depuis Alexandre de Médicis (1535-1605) ; mais lorsque Moreh s’y rend pour la première fois, il est marqué par la cruauté humaine des marchés de la ville où les animaux sont indignement étalés.
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Figurative et décorative, cette gravure symbolique inspirée de Dürer apparaît comme une application démonstrative, fidèle à la réalité d’un animal féroce dont la violence semble contenue. Si Salvador Dalí (1904-1989) habille le rhinocéros de Dürer en dentelles, Niki de Saint Phalle (1930-2002) le colore sans pudeur ; quant à Moreh, il le grave simplement selon sa perception visuelle.
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Notes :
1- La xylographie est un procédé de reproduction multiple d’une image sur un support plan, papier ou tissu, en utilisant la technique de la gravure sur bois ou xylogravure, comme empreinte reproduisant une impression.
2- Ciseau à froid à lame creuse utilisée par le sculpteur pour réaliser les rainures.
3- Ciseau à bois à fer coudé.
4- Michael Wolgemut (1434-1519) est un peintre, dessinateur et graveur sur bois de la Renaissance allemande.
5- Rabindranath Tagore (1861-1941) est un philosophe indien, Prix Nobel de littérature en 1913 ; compositeur, écrivain, dramaturge et peintre, il influence la littérature et la musique du Bengale à l’aube du XXème siècle.
6- La tempera est une technique de peinture utilisée en Egypte antique par les peintres d’icônes byzantines, et en Europe durant le Moyen-Age. Le jaune d’œuf est utilisé comme médium pour lier les pigments.
7- Paideia, Volumes 12 à 13, State University College at Buffalo, 1985.
8- Pline l’Ancien (23-79 de notre ère), écrivain et naturaliste romain – Encyclopédie Histoire Naturelle, 77 de notre ère – Vol.8 : traitant de la nature des animaux terrestres, Paris, Dubochet, 1848.
9- Cambay est un état de l’Inde situé dans l’ouest du pays, bordé par le Pakistan et le Rajasthan.
10- L’île de Diu est un ancien territoire de l’Inde formé à partir de deux anciens comptoirs portugais annexés par l’Inde en 1961.
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